Source : Olivier Schmouker [Journal Les Affaires]
Photo : Tenzin Gyatso est le 14e dalaï lama. [Photo: DR]
Notre univers est en pleine mutation, et cela se produit si vite qu’on peut légitimement se demander qui d’entre nous n’est pas pris de vertige.
– Le climat se dérègle à vue d’œil, et les changements sont tels que chacun de nous commence sérieusement à se demander si le ciel ne va pas nous tomber sur la tête;
– La technologie évolue si vite que nos esprits n’arrivent plus à suivre le rythme, et chacun de nous s’interroge quant à son avenir face à l’avènement annoncé des robots intelligents;
– Les murs – physiques et psychiques – s’érigent ici et là pour se protéger de «l’autre», et nos démocraties se mettent à vaciller sous les coups de butoir des populismes ;
– Etc.
L’évidence saute dès lors aux yeux : ne vivons-nous pas là une crise de leadership?
C’est que plus personne ne semble savoir où donner de la tête, tant les feux s’allument partout et se renforcent les uns les autres. À croire que nous sommes devenus des poulets qui courent dans tous les sens en coassant et en donnant de furieux coups d’ailes dans l’espoir – vain, bien entendu – de nous envoler loin de cet enfer dantesque.
Oui, ça semble bel et bien être une profonde crise de leadership.
Ce qu’il nous faudrait, c’est identifier une nouvelle sorte de leadership, adaptée à la réalité et aux défis du 21e siècle. Un tout nouveau leadership. Mais lequel ?
Le hasard a voulu que je tombe hier sur deux textes qui, sans le savoir, se répondaient l’un de l’autre : d’une part, un article signé par le dalaï-lama qui est récemment paru dans la Harvard Business Review ; d’autre part, le verbatim du discours que Jeff Weiner, le PDG de LinkedIn, a adressé l’an dernier aux finissants de l’École de commerce américaine Wharton, à Philadelphie. Regardons ça ensemble, car je suis sûr et certain que cela va vous passionner…
«Aujourd’hui, le monde fait face à une crise émotionnelle, dit Tenzin Gyatso, le 14e dalaï-lama. Les niveaux de stress, d’anxiété et de dépression sont plus élevés que jamais. L’écart entre les riches et les pauvres – tout comme celui entre les PDG et les employés – est à un sommet historique. Et la recherche de profits passe souvent avant l’engagement envers les personnes, l’environnement ou la société.
«Je considère que notre tendance à nous voir les uns les autres en termes de «nous» et de «eux» découle de l’ignorance généralisée de notre fondamentale interdépendance. (…)
«Regardez les abeilles. Elles n’ont pas de constitution, pas de police, ni de morale, et pourtant elles travaillent ensemble pour survivre. La colonie survit grâce à la coopération. Maintenant, regardez les êtres humains. Ils ont des constitutions, des forces de police et des systèmes juridiques complexes. Ils ont une intelligence exceptionnelle ainsi qu’une grande capacité d’amour et d’affection. Et pourtant, malgré toutes ces qualités extraordinaires, ils peinent à coopérer.
«Regardez nos organisations. Les gens travaillent étroitement ensemble, jour après jour. Ce qui n’empêche pas que nombre d’entre eux se sentent seuls, stressés. Même s’il est vrai que nous sommes des «animaux sociaux», il y a un manque cruel de responsabilité les uns envers les autres. Voilà pourquoi nous devons nous demander ce qui ne va pas.
«À mon avis, le problème vient en grande partie de notre matérialisme et de notre cupidité – la recherche du succès et du profit à tout prix – qui nous ont amenés à occulter nos besoins humains fondamentaux, à l’image de notre soif de gentillesse et de reconnaissance. Et il appartient désormais aux leaders de corriger le tir.
«Comment ? En appuyant leur leadership sur trois nouveaux piliers…
1. Être pleinement conscient
«La priorité doit être accordée à la tranquillité d’esprit. La sienne comme celle des autres. Car les émotions destructrices telles que la colère et l’attachement compromettent notre capacité à utiliser sereinement notre intelligence. Car la peur et l’anxiété cèdent facilement le pas à la colère et à la violence.
«Or, le contraire de la peur, c’est la confiance. Et lorsqu’on combine cette dernière à la chaleur du cœur, il se produit un phénomène aussi simple que renversant : la personne qui en bénéficie gagne en confiance en elle-même.
«Idem, la compassion réduit la peur, tout simplement parce qu’elle témoigne du souci que l’on a du bien-être des autres. C’est d’ailleurs ce qui attire vraiment à nous les amis : quand l’esprit est compatissant, il est calme et généreux, et donc, à même d’user de raison de manière pratique, réaliste et déterminée, pour soi comme pour autrui.»
2. Être concerné
«Nous sommes naturellement motivés par l’intérêt personnel; il nous faut survivre. Mais voilà, nous avons besoin d’un intérêt personnel à la fois sage, généreux et coopératif, qui tienne compte des intérêts des autres.
«Or, la coopération découle de l’amitié, l’amitié découle de la confiance et la confiance découle de la bonté. Une fois que vous vous sentez vraiment concerné par les autres, il n’y a plus de place pour la triche, l’intimidation, ni l’exploitation; au lieu de cela, vous pouvez être honnête et transparent dans votre conduite.»
3. Être chaleureux
«La chaleur du cœur est la source ultime d’une vie heureuse. Même les animaux manifestent cet élan du cœur. Quand il s’agit des êtres humains, cette chaleur-là découle de la combinaison de la compassion et de l’intelligence. Il se trouve en effet que les émotions destructrices sont liées à l’ignorance, tandis que la compassion, liée à l’intelligence, est une émotion constructive.
«En conséquence, la chaleur du cœur peut être enseignée et apprise. (…)
«La tradition bouddhiste considère qu’il y a trois styles de leadership empreints de cette chaleur du cœur:
– le pionnier, qui dirige de l’avant, prend des risques et donne l’exemple;
– le passeur, qui accompagne chacun dans les hauts et les bas du périple entrepris ensemble;
– le berger, qui veille à la sécurité de chacun.
«Trois styles de leadership, trois approches qui ont en commun une préoccupation globale pour le bien-être d’autrui.»
Voilà. Tel doit être le leader d’aujourd’hui et de demain. Quelqu’un qui est pleinement conscient, concerné et chaleureux. Bref, quelqu’un de foncièrement humain.
C’est clair, on est loin, très loin, du leader du 20e siècle, le fameux boss qui se contentait de Commander & Contrôler.
Mais voilà, une telle vision du leadership est-elle réaliste ? N’est-il pas facile quand on est un leader spirituel de faire la leçon aux entrepreneurs, qui, eux, sont astreints d’engranger des profits?
Eh bien, le dalaï-lama a visé ici dans le mille ! C’est du moins ce que considère Jeff Weiner, le PDG de LinkedIn…
«L’une des questions qu’on me pose le plus souvent est de savoir quel conseil je donnerais au jeune homme que j’étais à 22 ans, si j’en avais eu la possibilité, a-t-il dit aux finissants de Wharton. Ce conseil, ce serait le suivant : fais preuve de compassion.
«Je n’étais pas très compatissant quand j’avais votre âge. En fait, je n’étais pas particulièrement compatissant jusqu’à la dernière étape de ma carrière. Et pourtant, la compassion, c’est ce qui peut changer le cheminement de votre carrière, de votre entreprise et de votre vie. Je m’explique…
«À 30 ans, je suis tombé sur un livre intitulé ‘The Art of Happiness’. Il s’agit d’enseignements du dalaï-lama. De précieux enseignements qui m’ont appris la différence entre empathie et compassion.
«L’empathie consiste à ressentir ce que ressent un autre être vivant. La compassion, c’est se mettre à la place d’une autre personne et voir le monde à travers ses yeux dans l’optique de soulager ses souffrances.
«Trop souvent, nous, les Occidentaux, nous confondons les deux termes. Pourtant, il existe une différence fondamentale. Le dalaï-lama l’explique de cette façon…
«Imaginez-vous en train de marcher sur un sentier montagneux. Vous croisez une personne coincée sous un rocher. La réponse empathique consiste à ressentir le poids du rocher sur votre propre corps et à sentir que vous étouffez, ce qui paralyse toute action de votre part. La réponse compatissante revient, elle, à reconnaître que cette personne souffre et à faire tout ce qui est en votre pouvoir pour retirer le rocher et alléger ses souffrances.
«En d’autres termes, compassion = empathie + action.
«Quand j’ai fini par comprendre ça, j’ai décidé de gérer avec compassion. De prendre du recul, d’agir en spectateur de mes propres pensées, surtout lorsque des émotions me gagnaient (colère, agressivité, etc.). De prendre le temps de comprendre les espoirs, les peurs, les forces, les faiblesses des autres. De tout mettre en œuvre pour le succès de chacun.
«Je pratique vraiment cette approche depuis une dizaine d’années. Et je peux vous dire avec une conviction absolue que diriger avec compassion n’est pas simplement le meilleur moyen de piloter une équipe, c’est aussi celui de piloter une entreprise.
«Un exemple frappant est la façon dont Reid Hoffman m’a fait monter à bord de LinkedIn. Reid n’est pas seulement le fondateur visionnaire de LinkedIn, il est l’une des personnes les plus réfléchies que je connaisse.
«En 2008, je suis devenu président par intérim. La veille de mon entrée en fonction, j’ai appelé Reid pour lui demander: «Alors, comment ça va fonctionner? Vous avez toujours le titre de PDG, et moi, je vais être président par intérim. Quelles décisions devrais-je prendre et quelles décisions relèveront de vous?»
«Il a dit: «C’est simple, tu as la balle. Tu joues avec». J’étais comme «Quoi?» Et il a dit: «Ouais. Ça va se passer comme ça. Je ne veux pas revivre le cauchemar que j’ai vécu avec le précédent PDG. Je ne veux pas refaire les mêmes erreurs. Je te laisse toute la place.»
«Les 10 premières semaines de mon entrée en fonction, Reid n’a mis les pieds au bureau que durant deux d’entre elles. Il s’était arrangé pour aller de conférences en voyages d’affaires. Il savait que s’il était physiquement présent, les gens iraient spontanément le consulter au lieu d’aller me voir. Il a donc disparu pour me permettre de nouer des connexions avec tout le monde.
«Si, ça, ce n’est pas diriger avec compassion, alors je ne sais pas ce que c’est !»
CQFD.
En passant, le sage tibétain Jetsün Milarépa disait : «Ayant médité la douceur et la compassion, j’ai oublié la différence entre autrui et moi».