Source : Céline Hequet (Le Devoir)
Illustration : Tiffet
Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant. Exceptionnellement cette semaine, il s’agit de deux penseurs qui ont signé un ouvrage commun.
La santé mentale est une préoccupation de plus en plus présente dans nos sociétés et le Québec ne fait pas exception, comme en témoigne le forum sur le sujet dont le gouvernement Legault a annoncé la tenue. Des campagnes comme Bell cause pour la cause, dont c’était la neuvième édition cette année, en est une autre manifestation. L’entreprise a d’ailleurs adopté la norme fédérale en matière de santé et de sécurité psychologiques en milieu de travail. En effet, il n’est pas bien vu et encore moins rentable, cesse-t-on de nous répéter, de rendre ses employés malades de travail. Y a-t-il cependant un degré de pathologie qui soit non seulement acceptable, mais même souhaitable ?
La question peut sembler loufoque aux yeux des lecteurs, mais elle a été prise très au sérieux par deux chercheuses en gestion, Bonnie Hayden Cheng et Julie M. McCarthy, qui ont publié en 2018 l’article intitulé « Understanding the Dark and Bright Sides of Anxiety : A Theory of Workplace Anxiety »en 2018 dans le Journal of Applied Psychology.
Dans cette étude, on peut lire que de hauts niveaux de performance sont observés chez les employés qui présentent un degré modéré d’anxiété, puisque c’est à ce degré qu’ils sont encore à même de s’engager dans des comportements autorégulateurs. La clé du succès ne serait donc pas d’en finir avec l’anxiété, mais plutôt de savoir comment en tirer profit.
Sans égard pour le fait que la plupart des gens sont condamnés à consacrer des vies entières à des emplois abrutissants, les chercheuses indiquent que, pour canaliser leur anxiété vers la performance, les employés doivent trouver ce qui leur procure de la joie dans leur travail. De plus, elles conseillent aux gestionnaires d’organiser des sessions de « fixation d’objectifs » pour les employés, afin de stimuler leur motivation. Il est aussi suggéré qu’on leur offre des formations sur l’intelligence émotionnelle, afin qu’ils apprennent à gérer leur anxiété.
Parmi leurs recommandations, il n’y a pratiquement rien qui soit dirigé vers les employeurs et ce qu’ils peuvent faire pour diminuer la pression mise sur le personnel puisque, rappelons-le, l’objectif est de maintenir un niveau « modéré » d’anxiété.
La nouvelle raison du monde
Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment est-il possible que nous misions sur un niveau modéré d’inconfort émotionnel dans la population afin d’augmenter encore un peu plus sa productivité ? Dans leur livre mondialement célèbre La nouvelle raison du monde, le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval dépeignent comment le néolibéralisme en est venu à générer un type particulier d’individus : « Ce qui est en jeu n’est ni plus ni moins que la forme de notre existence, c’est-à-dire la façon dont nous sommes pressés de nous comporter. Le néolibéralisme définit en effet une certaine norme de vie […]. Elle ordonne les rapports sociaux au modèle de marché, elle transforme jusqu’à l’individu, appelé à se concevoir comme une entreprise (p. 5). » Si les sujets néolibéraux sont devenus des entreprises d’eux-mêmes, il est alors logique qu’on leur laisse gérer leur anxiété, plutôt que d’agir en amont afin de diminuer leurs sources d’anxiété.
À (re)lire
Les deux auteurs français s’appuient sur les cours que Michel Foucault a donnés au Collège de France durant l’année 1978-1979. Ces cours ont fait preuve d’une intuition et d’une clairvoyance remarquables, tandis que les politiques néolibérales commençaient à peine à être adoptées dans la période d’après-guerre en Allemagne de l’Ouest et en France. Dans les années 1980, le terme « néolibéralisme » ne faisait l’objet que d’une poignée de références dans la littérature universitaire.
Néolibéralisme et subjectivation
Le néolibéralisme est un phénomène qu’il est possible de décliner sous plusieurs dimensions. Le néolibéralisme comme mode de subjectivation est celui qui a été mis en avant par Michel Foucault. Le philosophe a été un pionnier en pointant le pouvoir qui s’opère au niveau micro, par la production de subjectivités. Dans La nouvelle raison du monde, Dardot et Laval, s’inspirant de Foucault, affirment que, tout comme les sujets ne se sont pas convertis d’eux-mêmes à la société industrielle, il a fallu produire le sujet dont la rationalité néolibérale avait besoin pour devenir un système opérationnel. Margaret Thatcher l’avait d’ailleurs dit de façon fort évocatrice en entrevue avec le Sunday Times en 1981 : « L’économie n’est que la méthode. L’objectif est de transformer l’âme. »
Selon Dardot et Laval, l’insistance sur l’homme entrepreneurial viendrait notamment du fait que la politique de croissance, sous le néolibéralisme, est désormais centrée autour du capital humain. Et la croissance économique constitue elle-même la seule politique sociale d’intérêt. En effet, il n’y a plus de couverture collective du risque comme à l’époque de l’État-providence, où l’on distribuait des biens tels que la santé et l’éducation à travers un système de droits universels, mais seulement un espace à l’intérieur duquel les agents peuvent affronter et assumer les risques. Les travailleurs devront donc apprendre à gérer leur anxiété, car on ne compte pas diminuer la pression.
Au contraire, dans l’organisation de l’entreprise, l’individualisation des objectifs et des récompenses vise à instaurer une concurrence entre les salariés, permettant ainsi d’aller chercher leur performance maximale. Pour ce faire, on effectue un contrôle serré des résultats, grâce à des évaluations répétées, vis-à-vis d’objectifs qu’ils se sont eux-mêmes fixés. Et afin d’exacerber la compétition, on fait planer la menace du chômage et de la précarité, qui se voient renforcés par le démantèlement des syndicats et de la législation du travail. On place ainsi les « bons travailleurs » en opposition avec les chômeurs, c’est-à-dire ceux qui échouent par leur propre faute. Même la situation des cadres a été précarisée puisque, avec l’essor du capitalisme financier, ceux-ci se trouvent dorénavant sous la surveillance constante des actionnaires.
L’autogouvernement de soi
Au-delà de ces contraintes extérieures, cependant, on vise ultimement l’autocontrôle des individus en misant sur leur aspiration à se réaliser au sein de l’entreprise. Comme le disent Dardot et Laval, « l’effet recherché par les nouvelles pratiques de fabrication et de gestion du nouveau sujet est de faire que l’individu travaille pour l’entreprise comme si c’était pour lui-même, et de supprimer ainsi tout sentiment d’aliénation et même toute distance entre l’individu et l’entreprise qui l’emploie » (p. 408-409).
On peut donc désormais concevoir l’entreprise comme si elle était elle-même composée de multiples petites entreprises de soi. Lorsque les individus en viennent à s’identifier à la compagnie qui les emploie, comme on le désire chez les « associés » de Wal-Mart, la discipline micro-économique se transforme en ce que Foucault a appelé « l’autogouvernement de soi ». En pensant aller chercher leur propre épanouissement dans le travail et non pas la maximisation des profits d’un autre, les employés deviennent alors les sujets d’un engagement total.
Tout un discours « psy » contribue également à définir cet entrepreneur de lui-même, qui apprend à se transformer par un travail continu sur lui-même afin d’avoir plus de prise sur sa vie, ses émotions, ses relations, en compensation face à l’impossible maîtrise du monde. Selon ce discours, chacun doit désormais se réaliser comme individu et le travail est précisément désigné comme le lieu privilégié de la réalisation de soi. Dans une ingénieuse inversion des rôles, ce n’est donc plus l’entreprise qui a besoin que l’individu se surpasse pour maximiser ses profits, mais l’individu qui a besoin de se surpasser au sein de l’entreprise pour son propre épanouissement.
C’est ainsi que le sujet néolibéral en vient à se gouverner lui-même, sans avoir besoin de contraintes extérieures. Il est donc libre de décider, mais d’une façon largement déterminée d’avance. Cela n’est pas sans rappeler le panoptique imaginé par Bentham qui assure aux autorités que les élèves, les malades ou les prisonniers se comportent continuellement comme s’ils étaient surveillés, même lorsqu’ils ne le sont pas. Le sujet néolibéral s’astreint donc seul à laperformance maximale au travail (mais éventuellement aussi dans toutes les sphères de sa vie, dans le sport, la sexualité, etc.), étant donné la façon dont il se conçoit lui-même. Il devient donc le principe de sa propre sujétion.
C’est pourquoi le monde du travail ne cherche aucunement à éliminer l’anxiété de performance. Au contraire, en maintenant un certain niveau d’inconfort émotionnel chez les employés, il n’est plus besoin de les contraindre à la productivité : ils s’en occupent eux-mêmes !