Restaurer la relation citoyenne en 2023

648

Restaurer la relation citoyenne en 2023

Nous assistons aujourd’hui à un foisonnement de modes de travail collaboratif et de modèles de gestion et de gouvernance : leadership collaboratif, leadership démocratique, leadership participatif, leadership partagé, sociocratie, organisation libérée et toutes les formes organisationnelles de gestion en “co” : cocréation, codéveloppement, etc. Il semble qu’il ne se passe pas un mois sans qu’apparaisse dans le vocabulaire courant une nouvelle expression au goût du jour pour désigner cette tendance.

Malgré cette abondance, l’atteinte des idéaux que sous-tendent ces concepts demeure un défi de taille pour les organisations, qui se résume en deux questions principales :

  • Comment mobiliser les parties prenantes au sein d’une organisation ?
  • Comment obtenir une réelle participation des citoyens dans les conversations qui les concernent ?

Tels sont les défis qui traversent nos pratiques de consultantes et notre quête incessante d’innovation pour favoriser un meilleur impact social.

Dans cet article, nous présentons quelques angles de réflexion à partir d’une expérience de consultation citoyenne de quartier que nous avons accompagnée en mars 2023.  Bien que l’article présente un cas concret, certaines analyses et apprentissages découlent également de nos expériences et de notre parcours  dans son ensemble.

A – D’ABORD QUELQUES CONCEPTS DE BASE

Quand leadership et gouvernance riment avec “démocratie”

Le leadership démocratique se définit par un partage de points de vue, une collaboration constante de tous les membres d’une communauté ou d’une organisation, et par un engagement envers un idéal partagé et des objectifs communs et précis.

Ce type de gouvernance demande de recueillir l’avis de tous, de solliciter la participation des uns et des autres, mais aussi d’inspirer un esprit collectif, une cohésion de groupe, une dynamique de coopération, voire de solidarité. Il s’agit de mobiliser les personnes concernées autour d’un objectif commun et  mettre en place les conditions favorables à leur engagement.

Miser sur les forces et leviers de l’intelligence collective

C’est autour de cette visée de mobilisation des parties prenantes que le travail d’accompagnement que nous offrons s’articule –  quand vient le temps d’insuffler cette dynamique de mobilisation au sein d’une organisation ou d’un collectif.

Dès lors que la volonté exprimée par un comité de planification stratégique va dans le sens “d’engager les parties prenantes” de l’organisation dans un projet, nous invitons celle-ci à identifier ses forces et à activer les leviers de collaboration déjà en place. Miser sur ses succès passés permet de se donner l’élan d’agir et de mieux visualiser ce à quoi le succès futur pourrait ressembler.

Nous partons du principe de l’approche appréciative dont la prémisse est qu’il existe déjà, à divers degré, une dynamique de collaboration et des forces dans l’organisation.  Cette perspective aide à déconstruire certains préjugés. En effet, les freins à la mobilisation viennent souvent d’idées préconçues face à la dynamique organisationnelle, ou de perceptions négatives quant à la possibilité de la transformer. Nous y reviendrons plus loin.

B – EXPÉRIENCE D’ACCOMPAGNEMENT D’UN EXERCICE PARTICIPATIF

Dans le modèle d’accompagnement privilégié avec le collectif de la Table de concertation de Ville-Émard-Côte-St-Paul pour l’élaboration d’un Grand rendez-vous de quartier en mars 2023, on relève un ensemble de caractéristiques du leadership en mode codéveloppement mis en place pour mener une activité citoyenne, laquelle fera émerger la définition des priorités des 5 prochaines années dans le quartier. Réf. : ppt Mobilisation citoyenne de quartier pour avoir le détail de la démarche.

Lors du démarrage de la démarche, les membres du Comité de planification stratégique, composé d’une dizaine de représentants d’organisations actives dans le quartier, ont exprimé :

  • la difficulté à rejoindre les citoyens, en particulier les populations marginalisées ;
  • le souhait de développer un espace de dialogue avec les citoyens ;
  • l’intention de tenir une activité citoyenne et de maintenir la relation au-delà de l’exercice de définition du plan stratégique de quartier.

Inspirée du design thinking, la démarche proposée parcourt différentes phases, pas nécessairement de manière consécutive, soit les phases : 1) de découverte pour mieux comprendre et définir le “terrain de jeu”; 2) d’expérimentation pour exprimer des expériences concrètes, analyser la situation et imaginer des solutions avec les citoyens, et ; 3) passage à l’action pour s’engager dans les pistes de solution identifiées collectivement.

La figure suivante détaille les activités menées dans chacune de ces phases.

Le modèle co-développé avec ce collectif de la Table résumé en 4 intentions phares :

1 – Donner du sens à la démarche 

L’intégration de règles de codéveloppement par le comité de planification stratégique a permis de définir le sens de la démarche entreprise.

Le fonctionnement du comité reposait sur les lignes de conduites suivantes :

  • Une dynamique collaborative où chacun a son mot à dire ; échanges constructifs
  • Le partage de la responsabilité envers un objectif commun : l’équipe réussit ou l’équipe échoue, ensemble ; transparence et imputabilité
  • La mise en place d’une structure de cocréation du plan d’actions : l’organisation de réunions régulières pour obtenir les idées des uns et des autres dans le projet commun et une très vaste participation des acteurs clé ; communication & consultation en continu
  • Une direction et une présence au quotidien pour garantir le maintien des éléments cités antérieurement. accompagnement.

2 – Se donner les moyens de découvrir 

Afin d’explorer au-delà de son terrain de jeu et d’éclairer les zones d’ombre, les membres du comité de planification stratégique ont identifié des acteurs inspirants intéressés par le développement local et les ont conviés à une entrevue appréciative. En résumé, cette démarche de découverte s’est déroulée en deux temps :

  • L’enquête appréciative menée par les membres du comité auprès d’une quinzaine d’acteurs clé pour dégager les enjeux et les meilleures pratiques ; ouverture.
  • La mise en valeur des idées et de l’expérience de chacun pour définir des enjeux émergents afin de lancer des conversations riches avec les citoyens ; altérité.

3 – Expérimenter un espace où la parole de chacun.e compte 

Les personnes résidant ou travaillant dans le quartier Ville-Émard et Côte St-Paul ont été conviées à un événement au Théâtre paradoxe le 20 mars 2023. Elles pouvaient venir à l’heure de leur choix et circuler librement à travers 6 différents espaces et kiosques leur permettant de s’exprimer, de réfléchir et de raconter leurs expériences dans le quartier à leur façon et selon leurs perspectives propres. Nous avons souhaité que l’exploration et l’imagination soient à l’honneur pour cette activité sous le signe de l’expérimentation.

Par ce Grand rendez-vous de quartier, nous avons souhaité créer une expérience citoyenne hors du commun où l’on se retrouve dans des ambiances diverses pour que chacun.e puisse s’y exprimer dans un lieu accueillant et chaleureux. L’ambiance créée par les espaces de rencontres informels, la musique et l’éclairage tamisé, créait un sentiment de bien-être. Nous avons tenu à nous éloigner du modèle de consultation citoyenne dans une salle austère et sur-éclairée, où les citoyens doivent parler au micro, ce qui est une épreuve intimidante pour la plupart d’entre eux.

La posture préconisée pour guider les participants et permettre d’identifier les enjeux, les pistes de solution et les potentiels engagements reposait sur une attitude d’ouverture manifestée par  :

  • L’invitation à l’expression de tous les points de vue ;
  • L’écoute attentive dans la bienveillance ;
  • L’absence de jugement pour libérer la parole de chacun.

Il est ressorti de cette activité une lecture éclairante de l’évolution de la qualité de vie dans le quartier de même que plusieurs propositions concrètes d’action. Avec l’identification d’enjeux émergents comme, entre autres, l’itinérance, la violence dans les rues et ceux liés à l’environnement et à l’aménagement des espaces publics, le comité de planification stratégique et les autres acteurs impliqués, sont forts d’un portrait de situation du quartier à la fois riche et dynamique.

Les clés de succès de cette démarche sont en grande partie attribuables au format convivial et ludique proposé, à la dynamique d’animation, mais également à la qualité de l’accueil et des lieux où s’est tenu l’événement. Tous ces éléments ont contribué à créer un “effet wow” et une envie de s’engager tant de la part des organisateurs et bénévoles que des citoyens.

4 – Être ouvert aux remises en question 

Parmi les retombées de l’activité citoyenne, plusieurs ont signifié leur intérêt à s’impliquer dans la suite de la démarche notamment pour participer à des comités de travail et certains se sont même engagés sur le conseil d’administration de Concertation.

En laissant leurs coordonnées à la sortie pour continuer à participer aux activités de réflexion stratégiques de la Table, les participants nous disaient avoir déjà hâte à la prochaine rencontre.

Pour la suite de cette initiative, la Table de concertation de Ville-Émard-Côte-St-Paul peut jouer un rôle primordial pour canaliser cette énergie citoyenne vers l’engagement à l’amélioration de leur quartier.

La nouvelle place faite aux citoyens dans la gouvernance de la Table et dans la planification de quartier invite ses membres à de belles réflexions sur la possibilité de mettre en place de nouvelles manières de travailler directement avec les citoyens.

Les avantages et limites de ce modèle d’accompagnement 

Le modèle d’accompagnement codéveloppé, inspiré de l’approche de l’enquête appréciative et d’une foule de moyens créatifs, présente de nombreux avantages pour les intervenants et pour les citoyens. Il comporte aussi ses défis.

1 – Communication fluide
Le décloisonnement entre les groupes d’acteurs, via l’enquête appréciative, et le fait de favoriser l’ouverture à une large participation et à la diversité dans le cadre de l’activité citoyenne, ont généré une communication plus spontanée et authentique tout en suscitant un réel enthousiasme chez les citoyens. Cette dynamique adoptée par le comité de planification stratégique a également favorisé la cohésion de l’ensemble du groupe de travail. Nous avons observé un grand engagement des collaborateurs qui savaient qu’ils pouvaient compter les uns sur les autres (avant et pendant l’activité citoyenne).

2 – Confiance
La démarche axée sur la créativité a ouvert la possibilité de donner son avis en toute confiance, sans jugement, voire dans un climat ludique.  Le travail a été réalisé dans le but explicite de générer le bien-être et la bienveillance, ce qui a été apprécié de tous.

3 – Résolution plus efficiente des enjeux
Miser sur les succès et les forces a certainement généré de la fierté et contribué au sentiment d’appartenance au quartier. En outre, cette approche motive l’ensemble des acteurs pour relever ensemble les défis en facilitant l’identification des enjeux mais aussi des opportunités et en orientant les efforts vers l’élaboration de solutions tangibles.

4 – Le défi de la cohérence/consistance à long terme
Après l’intervention de l’équipe de consultation, le défi demeure de maintenir ce lien de confiance dans le temps, et de poursuivre réellement les efforts de codéveloppement du quartier avec les citoyens. Pour ce faire, il importe de pouvoir bien identifier les clés de succès et adapter le modus operandi des acteurs du milieu communautaire pour en tirer tous les bénéfices – y compris avec les bailleurs de fonds – bref tirer les leçons de cette expérience de succès.

C – LEÇONS APPRISES

Faire ensemble requiert du temps 

Non seulement faut-il du temps pour développer collectivement un projet, mais il en faut tout autant, sinon plus, pour développer les relations de confiance à la base d’une collaboration fructueuse. Les participants auront peut-être le sentiment de passer beaucoup de temps à travailler sur l’humain, les liens entre chaque collaborateur, et cela peut irriter les personnes plutôt axées sur la tâche et la performance, surtout si elles entretiennent la croyance que leur mode de fonctionnement est déjà optimal. C’est le défi que nous rencontrons lors d’interventions d’une durée limitée. Convaincre qu’en investissant le temps nécessaire, les résultats viendront progressivement et seront exponentiellement plus intéressants au fil du temps.

Un leadership démocratique requiert de la confiance

Nous avons pu observer que des expériences antérieures mitigées ou négatives vécues par des membres du collectif sont autant de barrières et de résistances qui s’érigent quand vient le temps de développer une nouvelle dynamique collaborative ou l’utilisation de nouveaux outils collaboratifs et de stratégies inédites dans la mobilisation citoyenne.

Même si la démonstration a été faite, dans l’expérience décrite ici, que ces barrières peuvent être levées avec une approche d’accompagnement appropriée, la tentation peut demeurer forte de revenir au modèle traditionnel de consultation et d’engagement des citoyens.

Afin de libérer la parole citoyenne, il faut être en mesure de saisir ce qui la motive ou la freine…et faire l’auto examen de ses propres pratiques. C’est par une stratégie de type « essai-erreur” que nous avons pu mener cette analyse avec le collectif de la Table de concertation Ville-Émard Côte St-Paul.

Décider ensemble nécessite de déconstruire les idées préconçues 

Au démarrage, nous avons décelé trois principaux freins, qui nous ont inspiré pour l’adoption d’une approche innovante envers les citoyens :

1 – Le plus grand frein observé dans le cas que nous avons présenté comme dans d’autres initiatives que nous avons accompagnées, a été l’idée qu’en consultant les citoyens on élèvera ou on créera des attentes auxquelles il sera impossible de répondre. 

Or, ces attentes, bien que latentes, sont préexistantes. L’idée de ne pas leur donner un espace approprié d’expression ne fait qu’accroître les frustrations, puisque ces attentes existent. Le moyen mis en place pour mitiger l’inconfort de devoir écouter ces attentes a  été d’assurer l’engagement au-delà de l’expression de la frustration elle-même et de susciter une responsabilisation de chacun et de suggérer un suivi serré de la part  des intervenants concernés face aux demandes.

2 – Le second frein était induit par des expériences récentes et passées mitigées envers les citoyens.  “Il est pratiquement impossible d’intéresser les citoyens à ce type d’activité de planification stratégique. On a rarement un grand nombre de personne qui se déplace lors de nos invitations. Si le feu n’est pas pris quelque part, ils ne bougeront pas ”!

Ou encore que certains groupes seraient moins intéressés que d’autres à prendre parole pour définir leur quartier :  “Ça n’intéresse pas les jeunes, ces activités”.

La grande diversité des participants, et le nombre de personne qui s’est accru au fur et à mesure que se déroulait l’événement – qui est devenu viral- i.e. les gens alertent leur famille et leurs voisins pour qu’ils viennent- est la démonstration qu’en adoptant une communication et une approche différentes – un format convivial et constructif-, les citoyens ont un appétit pour s’engager dans le développement de leur quartier.

3 – Enfin, la crainte de devoir gérer un climat tendu a été exprimée en ouvrant le débat à tout le monde.“ On risque de devoir gérer des frustrations qui vont dans toutes les directions et dont les solutions ne sont pas de notre ressort”. La prise de décision participative est en effet un exercice périlleux.

Le format décontracté et libre adopté pour l’activité convenait pour l’écoute des opinions tranchées ou divergentes. L’équipe de facilitation volante avait précisément pour mandat d’entendre et d’orienter ces frustrations au bon endroit, auprès des intervenants concernés, tel que le représentant de la Ville de Montréal, ou l’organisme d’accueil aux immigrants, notamment. Le fait de ne pas exprimer au micro ces frustrations – mais dans un échange un à un- minimise la probabilité d’intimider les participants plus inhibés ou qui avaient envie de “rêver leur quartier”.

En résumé, les arguments – ou les peurs – exprimés en amont par les membres du comité ont été autant de freins à lever pour mener l’activité citoyenne telle qu’élaborée. Notons d’ailleurs que, volontairement, nous ne la nommons pas “consultation”, pour nous éloigner du modèle plus traditionnel, qui rebute certains citoyens.

Bien que certaines des craintes exprimées au départ se soient révélées fondées, force est de constater que si on fait “comme d’habitude” pour consulter les citoyens, on risque d’obtenir les mêmes résultats mitigés ou même désastreux, considérant le degré de frustrations latentes qui s’accumulent.

En négligeant de créer des espaces d’expression appropriés et constants, le risque demeure grand que cela prenne encore plus de temps pour reconstruire les liens de confiance… sans compter que les efforts ne portent pas nécessairement fruit dans l’immédiat.  La persévérance et la cohérence sont donc de mise dans cet effort de mobilisation citoyenne. “Ne pas lâcher la patate surtout quand elle est encore chaude !” Pour cela, il est fondamental que le comité demeure uni et mobilisé.

Conclusion

En conclusion, un bon climat basé sur la confiance et une certaine audace sont nécessaires pour instaurer un leadership fort. Celui-ci permet l’utilisation de moyens innovants pour rejoindre les citoyens et mener avec eux des actions susceptibles de soutenir durablement leur engagement. Ce lien de confiance se tisse au sein des équipes du collectif, avec les citoyens, mais aussi avec le processus lui-même, qui s’écarte des sentiers battus. Ce processus ouvre de nouvelles perspectives tant pour les intervenants que pour les citoyens.

L’expérience a démontré que l’approche appréciative convient à ce type d’initiative. Nous ne disons pas que l’essayer est nécessairement l’adopter, mais ça permet en tout cas d’ajuster certaines approches fondées sur de fausses prémisses ou des perceptions erronées. La posture que préconise cette approche reste essentielle pour le succès de ce type d’intervention auprès des citoyens.

Ne pas oublier les leçons apprises : la mise en place d’un leadership démocratique requiert du temps, de la confiance et une capacité à se remettre en question.

Pour consulter l’expérience complète :

Rédigé par : Geneviève Meloche et Bianka Bernier
consultantes associées